L'espace méditerranéen : une perspective transculturelle en résistance aux guerres et à la globalisation
Je viens d'un pays marqué à la fois par des luttes interculturelles et par un héritage culturel multiple... La Turquie, faite d'une ambivalence de richesse et de souffrances héritées de son identité transculturelle, tout au long de son histoire, a connu des heurts, des guerres mais aussi un modus vivendi pacifique entre communautés, des interactions et des expériences communes. Cette dimension multiculturelle de la société turque est niée et détruite par les politiques dites modernistes et nationalistes depuis la fondation de la république turque. De nos jours nous supportons le poids d'une guerre issue de la question identitaire. Des milliers de Kurdes sont dans les montagnes et nous, nous sommes tous dans la guerre. Or il n'est pas facile de discuter dans le bruit des armes et des cris du militarisme.
Cette rencontre présente pour moi un grand intérêt et je remercie toutes les amies qui l'ont organisée.
Une vie transculturelle... Cette parole est une douce musique qui caresse l'oreille. L'imaginer, la traduire dans des scènes de la vie quotidienne est une pensée qui remplit de bonheur. D'un autre coté, en y réfléchissant bien, on se confronte vite à un certain nombre d'obstacles ; l'impact des guerres, le nationalisme, le militarisme, la globalisation, tous les rapports de forces et de pouvoirs auxquels nous nous heurtons sont autant de problèmes très difficiles à résoudre.
En Turquie, depuis longtemps nous vivons tous les maux de la guerre. Nous subissons la mort, la torture, la prison, l'interdit et les lois de lynchage. La guerre est surtout concentrée dans une région mais s'exprime également dans le reste du pays. Nous ne pouvons pas l'arrêter. De plus, le temps faisant, on finit par s'accoutumer à la guerre comme on s'habitue à une main coupée. La plupart des gens, évoluant dans un désespoir appris, choisissent de se distancer de ce contexte et de ne rien voir...
La guerre ne se limite pas à la Turquie, à l'Iraq, au Liban à la Palestine, ou à la Méditerranée. Elle est aujourd'hui universelle, globale. Un climat de guerre et de conservatisme règne mondialement. La violence est acceptée par le monde entier comme une réalité indiscutable. Nous plions sous le joug de mécanismes de pouvoir illimité.
Une chose nous laisse sans voix et anéantit parfois l'espoir : les faibles, les minorités pourtant vulnérables portent par ailleurs une vénération sans limite à la violence. Ce discours du désespoir s'accorde à voir dans la violence la seule voie de résistance. Même si ça et là des petites formes d'oppositions voient le jour, cette croyance est indiscutable, on justifie la violence des faibles. Dans les démonstrations de puissance et dans les discours de dénigrement, le militarisme est accepté comme la seule voie politique. Ce qui est militaire, ce qui est masculin, ce qui est fort s'élève au rang de justice. On persiste à croire que la paix puisse naître après la guerre. Et chacun écrit sa vérité aux montagnes, aux mers et au ciel. Ne pouvant pas mener de politique efficace, organisée et active, la position pacifiste est considérée comme élitiste, libérale, blanche, timide et féminine. Le pacifisme a perdu depuis longtemps sa réalité. Dans ce climat guerrier, la liberté, la démocratie et la transculturalité, sont écrasées. Oui, depuis des siècles, les cultures se sont développées dans un contexte de guerre. Mais la guerre moderne détruit tout...
Nous plions sous le joug de mécanismes de pouvoir illimité. Nous restons silencieux et nous obéissons. L'image des corps empilés les uns sur les autres, l'image d'une existence pleines de membres, têtes, bras et jambes enchevêtrés. Cette image d'un monde dénué de tout droit est devenue notre réalité. C'est notre image.
Dans cette image, peut-on encore parler de « transculturalité » ? Comment s'exprimer librement ? Comment cultiver l'espoir quand les chairs sont meurtries et les âmes traumatisées ? Face à l'horreur de ce tableau nous nous noyons, nous sombrons dans un désespoir sans fond qui nous vide, qui nous perd, qui nous laisse sans voix. Comment préserver et cultiver cette richesse culturelle une fois perdue dans cet abîme? Cette richesse pouvons nous encore seulement la sentir?"
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La dislocation, est une autre ennemi de la transculturalité, parce qu'une culture qui a été exposée à la violence ne peut pas établir une interaction convenable avec une autre. La migration forcée est une mort. Les richesses culturelles d'une communauté contrainte d'émigrer sont abîmées, ses dynamiques sont détruites. Elle perd son histoire. Elle est condamnée à errer, elle est prisonnière d'une aliénation, soumise à la désintégration sociale, condamnée à vivre toujours dans l'inquiétude et l'insécurité morale, à ressentir un sentiment de faiblesse et à être ignorée. La culture étant intimement liée à un espace, toute intervention sur l'espace modifie d'autant la culture et porte atteinte à son existence même. Etre étranger au sein d'un espace-temps, conduit l'individu vers le néant et le réduit à l'état d'objet.
L'être humain est une partie de l'écosystème. Tous les éléments, qui qualifient son existence résultent de l'interaction dialectique qui s'établie avec toutes les entités de son environnement. De la forme de la terre à la chaleur du soleil, de la hauteur des montagnes à la rigueur du climat, des moyens de production aux traditions des civilisations voisines, de l'éloignement de la mer à richesse de la terre, de l'immensité des océans à la diversité des continents, de la rareté des fourmis ou des mouches à l'abondance des serpents, tous les situations produisent une formation propre à elles-mêmes. Dans cette formation dynamique, tous les éléments forment un ensemble intégré. Les yeux de l'homme et la femme sont colorés par la couleur du sol, leurs regards font sentir la dureté des rochers, le soleil détermine la couleur de la peau, les tailles changent selon la forme de la flore.
La culture est constituée de l'ensemble des actions humaines et de la somme des valeurs créées par leurs interactions avec les autres formes d'existence. La femme et l'homme se nourrissent de l'interaction. La manière de penser, la vision de l'avenir, les choix et les sentiments des êtres humains sont forgés dans cet environnement et le façonnent.
Le processus de ces influences et de ces assemblages se réalise dans les espaces. On creuse toujours des sentiers les uns sur les autres... Les existences forment leurs espaces et se forment selon les espaces. La culture tel un fleuve s'accumule, coule et gagne un caractère dans cet espace. Les nomades aussi influencent les routes, forment et développent leurs cultures sur ces routes. Les routes de migration portent l'odeur des nomades.
Est-ce que ces routes se rencontrent ?
Différentes cultures peuvent-elles se rencontrer ? Une culture peut en effet en rencontrer d'autres. Il suffit pour cela d'une interaction de leurs espaces respectifs. Une telle rencontre modifie alors mutuellement les cultures ainsi en interaction, en étendant leurs champs de compétences respectifs de l'expérience d'un espace supplémentaire. Ce changement induit un dépassement et bâtit de nouveaux ponts entre les peuples.
La transculturalité est un état de transcendance. C'est une forme de socialisation dans laquelle l'être humain associe consciemment son propre espace-temps à celui d'un autre être humain ou d'un autre groupe. C'est l'enrichissement du monde symbolique. Atteindre ce niveau n'est possible qu'avec des relations démocratiques et libres entre les cultures.
On sait que de l'Empire Ottoman à l'avènement de la République Turque et jusqu'à nos jours, les migrations forcées et le déplacement de populations relèvent d'une pratique systématique de l'Etat. Actuellement, des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants sont privés de droit au logement. Nombreux sont celles et ceux qui ont du quitter leur maison à cause de la guerre ou suite à un arrêté administratif d'expulsion mais aussi dans l'espoir d'une vie meilleure, de trouver un meilleur emploi et gagner plus, de vivre au sein d'un environnement social plus large. Les grandes villes turques qui ont connues une forte croissance les dernières décennies sont peuplées d'immigrés, de réfugiés et de rescapés. Depuis longtemps, des millions de gens sont ainsi en voyage.
Mais ce voyage est loin d'être le nomadisme et la rencontre transcendante présentés auparavant, mais bien l'errance destructrice issue de la globalisation. Les villes sont le théâtre d'une reconstruction globale. Pendant que les immigrés peuplent les villes, celles-ci changent rapidement. Les villes sont remodelées en fonction des besoins globaux.
La globalisation propose une culture de masse uniforme et reproductible quelque soit le contexte. En cette ère de globalisation, l'exploitation dépasse les frontières de l'Etat nation et de son système productif; Les mécanismes de pouvoir gagnent de l'ampleur. La politique, les personnes, l'environnement sont reconstruits. « La culture » est tombée entre les mains d'un secteur de l'économie : L'industrie touristique qui cherche à en faire un produit, un bien immuable que l'on peut reproduire, présenter et proposer à la consommation. Or les objets touristiques mis en vitrine, restent inertes, sans vie. L'histoire est niée et détruite. Les mémoires sont effacées et les hiérarchies, déjà existantes dans la société, s'ajoute à cette énorme entreprise magmatique. La culture devient alors une illusion et du coup un instrument de désinformation et de contrôle de la pensée.
Nous ne vivons plus dans des cités, nous sommes dans des mégapoles. La destruction urbaine, la perte d'identité des villes ne s'arrêtent plus. L'histoire et l'individualité s'estompent de plus en plus. Les personnes ou les groupes, vivant selon des habitudes et des valeurs différentes, rencontrent de plus en plus de difficultés à s'adapter aux nouvelles formes de répartition du travail déterminées par des besoins globaux et sont marginalisées. De nouvelles entités urbaines s'établissent ainsi à grande vitesse. Quiconque ne parvient pas à s'y habituer est assimilé (et donc nié dans sa différence) ou exclu et ce de différentes manières.
Afin d'illustrer ce propos, observons Istanbul. La ville a radicalement changé les dix dernières années. Nous pouvons assister à l'émergence de projets urbains répondant à des besoins globaux. Les nouvelles avenues et les restructurations morphologiques qui lacèrent le tissu urbain, la privatisation des quartiers favorisés avec leurs habitations suréquipées de tous les systèmes de sécurité transforment en profondeur et brutalement la ville et l'identité des quartiers, entraînent la disparition de l'héritage urbain et des cultures minoritaires intimement liées aux espaces qui les abritaient. C'est le tableau de l'anéantissement de la société civile.
Le sentiment d'inquiétude rampant et la peur de la différence sont exacerbés. Les caméras de sécurité pullulent et ponctuent le paysage urbain.
Les conditions de la cité moderne obligent des populations établies et plus favorisées à cohabiter avec des populations dans le besoin, déracinées et différentes, arrivées plus récemment. Les premières ressentent les secondes comme une menace et éprouvent alors le besoin de se démarquer socialement et spatialement de cette proximité en cloisonnant et en privatisant les espaces urbains. Or lorsque les relations sociales s'établissent sur des rapports hiérarchiques, elles favorisent les mécanismes d'exclusion et les stratégies d'isolement au sein de la ville et même à l'échelle du quartier... Ainsi la globalisation ne fait que développer des mécanismes d'exclusion déjà existants.
Nous nous trouvons désormais en présence d'individus atomisés, sans interactions les uns avec autres, le tout relayé par une absence de communication sociale directe. Les mass media et la télévision en particulier sont devenus la référence et ils imposent les vérités prêtes à consommer des reality-shows. Privés ainsi de débat démocratique et contradictoire, de réflexion critique et sensible, nous sommes perdus dans l'aliénation, la consommation et la violence.
Ainsi pliant sous le poids de la guerre, de la globalisation, de la pauvreté, de la violence et de la dislocation, dans quel terreau pouvons nous cultiver notre avenir ?
Dans ce contexte mondial catastrophique, toutes les cultures sont en train de se faire balayer. Chaque jour le ciel s'assombrit. Le système globalisé nous impose un nouvel ordre mondial.
La pourtour méditerranéen, qui est aujourd'hui le terrain de nombreux conflits mais aussi depuis des siècles le creuset d'interactions et de transmissions politiques, culturelles, philosophiques, économiques, techniques et sociales d'une grande richesse, illustre avec une acuité brûlante ces problèmes subits globalement, tout en nous laissant entrevoir l'espoir d'une force nouvelle et de formes de libération. Les politiques gouvernementales tendent à nous fermer toutes les portes, toutes les fenêtres, à nous barrer les routes.
Aussi il convient de construire des chemins, nos chemins...
Comment?
Comment initier un vrai dialogue entre les femmes méditerranéennes?
Allons plus loin : comment les femmes méditerranéennes, peuvent elles donner une dimension transculturelle à leur vie? Pour cet objectif ou pour ce rêve, il nous faut lutter contre toutes ces entraves.
Nous devons réfléchir sur les formes de pouvoir aussi bien dans nos vies quotidiennes que dans la politique internationale. Nous devons nous interroger, nous questionner radicalement sur les mécanismes de violence dans nos sociétés soumises au nationalisme, à la discrimination, à l'appauvrissement culturel, à l'ultra libéralisme, au sexisme, à l'hétérosexisme, au militarisme et à la guerre.
La perspective féministe éclaire les liens entre les pouvoirs sociaux. Elle donne la force d'analyse qui permet de comprendre la violence de l'espèce ainsi que les expériences de résistance pour la liberté. Pour parvenir à une vie transculturelle, nous avons besoin de cette perspective et de ces expériences.
L'un des objectifs du féminisme est de développer la solidarité entre les femmes mais aussi de lutter et de développer une alternative au patriarcat qui est lié aux autres pouvoirs sociaux et politiques. Le féminisme livre un fondement théorique et politique pour que la femme soit le sujet même de sa libération. Mais le mouvement des femmes qui n'est pas encore uni autour le féminisme rencontre des difficultés à orienter ses bénéfices vers une liberté radicale. Si nous ne luttons pas contre les constructions nationalistes, hétéro sexistes, capitalistes et militaristes, il sera alors plus difficile de trouver les remèdes à nos blessures. Nous rencontrons des difficultés à dépasser les préjugés et à unir des cultures différentes.
Comme le patriarcat se renouvelle continuellement, nous devons toujours repartir du commencement et nous articulons notre action sur les dynamiques contre lesquelles nous nous opposons.
Le patriarcat influence différemment nos vies en fonction de notre statut dans la hiérarchie sociale. Ainsi, pour interpréter, mais aussi pour changer la vie, nous avons besoin de voir nos différences dans la réalité commune. Voir les différences et les ressemblances est important pour connaître les différentes formes du féminisme qui est une idéologie mais aussi un mouvement pour la liberté.
Pour nous connaître et nous aider à tisser de fortes relations entre les femmes, posons des questions : Comment pouvons nous nous rencontrer ? Pourquoi nous ne pouvons pas parler? Comment pouvons-nous créer ensemble un terrain politique en connaissance de nos différences et sans dériver vers un idéal de société mondiale globalisée et uniforme ? Nous avons besoin de discuter de ces questions, de développer une nouvelle conception de la démocratie et du pluralisme. Nous avons besoin d'un terrain pour saluer, inviter, écouter, regarder, entendre, voir, appendre et partager au lieu de champs de bataille.
Nous ne pouvons pas remonter le temps. Il n'y a pas un retour dans le passé. Les espaces et les personnes ont changés. Mais nous pouvons puiser dans l'héritage historique pour en restituer les richesses dans le présent. Nous pouvons réfléchir. Commençons par regarder notre histoire. L'histoire de la Méditerranée. Chaque culture peut apprendre de l'histoire des autres. Nous pouvons dans une approche historique réfléchir et analyser les évolutions, les changements qui se sont opérés avant pendant et après les guerres et ainsi réfléchir à la situation actuelle et à l'émergence de cette globalisation qui s'impose à nous. Pour cela nous devons rassembler et partager les travaux historiques, initier des collaborations et des projets qui donneront une force à la mémoire.
Je crois également que l'art dispose d'une force intrinsèque. Aussi en favorisant et en organisant des rencontres et des projets artistiques sur toutes les rives de la Méditerranée, nous pourrons fortifier la vérité face à l'adversité.
Les champs d'actions sont nombreux et nous n'allons pas tous les développer maintenant.
Toutefois, si aujourd'hui, nous devons donner vie à une idée maîtresse à l'occasion de cette rencontre à Rome, alors affirmons la chose suivante :
Nous savons que la Méditerranée est le théâtre de grands conflits mais aussi le creuset d'un grand espoir. Si nous donnons vie à cette transculturalité, celle-ci pourra rayonner sur toutes les rives.
Le degré terrible du patriarcat force le mouvement féministe à se ressaisir. Créons un souffle commun. Un souffle méditerranéen dont la puissance donnera la force à toutes les femmes.
Faisons de cette vague féministe notre chance de changer le climat mondial.